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Pierre, le geek qui plante des arbres


Pierre Cesarini

Pierre Cesarini le cache à peine : il a signé pendant dix ans chez Apple un parcours fulgurant d’ingénieur, au siège de Cupertino, en Californie. Désormais à la tête de Claranova, le groupe qu’il a créé en 2015 et qui opère dans l’e-commerce personnalisé, l’édition de logiciels et l’Internet des objets, il affiche des taux moyens de croissance époustouflants, visant même les 700 millions d’euros de chiffre d’affaires à l’horizon 2023. Pour autant, dans ce monde de la Tech qui va si vite, il n’oublie pas ses origines, la Corse, et qu’il est aussi un homme de la terre.


Ne lui demandez pas si un entrepreneur a parfois des décisions difficiles à prendre, Pierre Cesarini vous répondrait qu’elles le sont toutes, ce qui signifie dans sa bouche qu’il n’y en a aucune à l’être vraiment : car ce n’est pas la difficulté qui est ici de mise, non plus que le courage, la clairvoyance suffit. Et le P.d.g de Claranova ne rechigne pas à la métaphore pour argumenter : « Prenez un sportif de haut niveau, dit-il, il a bien sûr été confronté à la défaillance, comme tous ses collègues et concurrents, et cependant pour se rétablir, oublier son coup-de-moins-bien, ce n’est pas qu’il ait eu à se surpasser, c’est sa capacité à la décontraction qui lui fait récupérer le geste juste, celui de la gagne. » Et d’ajouter aussitôt : « Pour un manageur, ce geste, c’est le recul. »


Alors oui, concède-t-il, quelques-uns de ces gestes s’avèrent plus délicats que d’autres. C’est notamment le cas dans la restructuration d’entreprise – le « retournement » – « Mais là encore, tranche Pierre Cesarini, élaborer un schéma de redressement ou de réorientation aux côtés d’un dirigeant n’est pas céder à l’angélisme, ni au jésuitisme, le tout est de considérer les choses en face, et s’il faut tailler dans le vif, licencier, rien ne sert d’intellectualiser. En l’espèce, la bonne décision est la décision nécessaire, rien d’autre, tant il en va de la sauvegarde d’un outil de travail. »


« Toute la Polynésie française en Macintosh »

Disant cela, Pierre Cesarini a le propos net, alerte, presque distancié. De sa voix dévallonne ce qui s’apparente à des vérités que le socialement correct juge déplaisantes, ou le contraire, tandis qu’une anecdote affleure, jouant à saute-mouton avec les dates… « Oui, ce doit être ça, j’avais douze ans, à peu près douze ans quand j’ai découvert l’informatique »… « Ah ! à ce moment-là, dans les vingt-deux… Service militaire… J’étais responsable informatique de l’administration en Polynésie française, j’ai équipé toute l’île en Macintosh ! »


Sourire. Comme si le bonhomme n’était pas tout à fait passé à autre chose. Macintosh, le mot est lâché.


Le petit geek devenu big boss


Si aujourd’hui il parle volontiers de retournement, et s’il se compare lui-même à un « intermittent » dans l’accompagnement qu’il assure auprès d’entreprises en mal de performance, notamment sur le plan technologique, on sent bien à entendre Pierre Cesarini qu’en lui est durablement enfoui plus qu’un séjour à Cupertino, dix ans de sa vie dans un fameux siège social, à une époque où la Silicon Valley n’avait pas le flamboyant dont elle a irradié la planète par la suite, et alors que Steve Jobs n’avait pas encore réintégré le bercail. N’importe !… « C’était en 1990, j’ai foncé. Je ne connaissais d’Apple que le service marketing France où j’avais eu la chance de travailler quelques années auparavant, sans d’ailleurs à peu près rien connaître du marketing, c’était au milieu des années 80. Je sortais tout juste de l’ENST, spécialités hardware et logiciels. »


« Un grand-père gardien de moutons »

De nouveau, sourire – ou rictus. Pierre Cesarini ondule d’une d’épaule, fronce le regard, joint le bout des doigts. Bientôt, on ne lui voit plus qu’un front immense, penché sur le flanc de son bureau : « Zéro prédestination ! Absolument zéro »… Il s’explique, égrène, voudrait tout dire d’un coup… Né en Corse, dans un village de cinq cents âmes – si là-bas on compte en âmes. Père et mère enseignants, filière École Normale, unique moyen de financer des études quand on vient d’un milieu modeste. Un grand-père gardien de moutons. L’autre : gardien aussi, mais à Cayenne, à surveiller les opposants politiques et les droits communs dans l’humidité permanente de l’île du Diable et sous un silence de tombe.


« Zéro prédestination », en effet, à se retrouver plus tard à Cupertino, sinon que Pierre le répète : il n’a pas douze ans quand il est tombé dans la marmite. Fascination des tout premiers ordinateurs ! « On ne parlait pas de geek, bien entendu, en ce temps-là, l’expression n’existait pas, mais j’en étais un, déjà. Des heures et des heures… Et encore aujourd’hui, jusqu’à deux ou trois heures du matin, à jouer… »


« Un poste à EDF ou au Crédit Lyonnais »

Quasiment sur le ton de celui qui n’en revient pas lui-même, le désormais patron de Claranova, s’amuse de ce souvenir : « Bon élève, et garçon de la troisième génération, s’il était un poste que mes parents souhaitaient me voir occuper, c’était à EDF ou au Crédit Lyonnais. » Et lui-même, au demeurant – surtout avec l’anglais précaire qu’il se connaissait –, il lui fallut d’heureux concours de circonstances pour s’imaginer installé aux Etats-Unis. « De surcroît, y vivre dix ans ! s’exclame-t-il. Chez Apple ! À développer le PowerMac ! » Et si ça n’était pas exactement pour la gloire, au moins n’était-ce pas pour le fric, ni faire ses classes d’entrepreneur : la conviction en lui de vivre une aventure technologique dont peu se doutaient où elle mènerait, mais qu’on pressentait çà et là hors normes. Alors, la gloire, finalement, ce serait d’en avoir été acteur. Simplement ça, acteur. Surtout au sein d’une structure singulière, d’une culture tellement forte, et dans un fonctionnement aux process anti codes… De retour en France en 2000 – « parce qu’il fallait bien rentrer un jour, une famille, des enfants, ne pas devenir totalement américain » –, se pouvait-il que le petit geek n’ait pas hérité de quelque chose pour devenir lui-même big boss ?


Surtout, comprendre les cultures, les différences


Ce multiculturalisme, ce pragmatisme, au même titre que ce côté « marrant » d’exercer un métier, c’est en définitive ce que Pierre Cesarini entend insuffler à chacune des entités de Claranova : PlanetArt pour l’e-commerce personnalisé, Avanquest pour l’édition de logiciels, myDevices pour l’Internet des objets ; et bien entendu, mettre cette compréhension des cultures au service de ses clients. « Je suis un homme de produits, affirme-t-il. De produits, et de perception des différences. En dix ans chez Apple, et en vingt-cinq ans de vie professionnelle à l’étranger, je pense m’être fait, non pas une idée, mais une seconde nature des particularités. Un Américain ne raisonnera jamais comme un Français, ni même comme un Anglais. De plus, dans le Tech, les choses vont vite. C’est l’activité du volatile. Rien à voir avec l’industrie automobile, ou la chimie : l’univers de la technologie exige qu’on se réinvente tous les trois ou cinq ans, et c’est pourquoi on ne compte pas d’héritiers dans ce secteur. Les créations y sont rapides, les croissances parfois vertigineuses, et les plus grosses entreprises peuvent s’y déliter du jour au lendemain… C’est ça, la Tech ! »


« Ce qu’on ne supposait pas dans cette affaire… »

Pierre Cesarini marque un temps. « Ou l’inverse ! La Tech, c’est disparaître du jour au lendemain ou partir de zéro et vite valoir des millions. » Et de se rappeler avec ironie l’un de ses premiers dossiers, au retour des Etats-Unis. Il était le représentant de la Caisse des Dépôts au board d’une société de prestations informatiques, eFront, qui ne décollait pas d’un maigre chiffre d’affaires depuis sa création, en 1999. Passons sur les détails du repositionnement préconisé, l’œil de Pierre Cesarini de nouveau s’aiguise : « Cette affaire, on l’a revendue à Francisco Partners en 2011 pour 300 M€. Formidable ! Bon, ce qu’on ne supposait pas, ni le patron de l’entreprise, ni moi, c’est que la même boîte allait être rachetée par BlackRock en 2019 pour 1,3 milliard de dollars ! »


« Les Américains avaient oublié qu’on était une boîte française »

Autre opération qui amuse Pierre Cesarini : le suivi d’un vieil appel d’offre passé par le Pentagone dans le but d’harmoniser les innombrables langages de programmation des innombrables applications utilisées par l’armée américaine. Appel d’offre qu’avait remporté dans les années 80 une toute petite équipe, celle de Jean Ichbiah, ingénieur et polytechnicien travaillant pour le compte de CII Honeywell Bull, lequel avait mis au point un langage unique, hautement sécurisé, le langage Ada. C’est dans le cadre d’une des dernières révisions de ce langage, sur des bouts de code datant de plus de vingt ans, qu’est intervenu Pierre Cesarini. « Pensez donc ! De la programmation pour l’armée US – et accessoirement un langage utilisé pour freiner des avions, des trains, s’arrimer à l’ISS ou développer une arme nucléaire –, le tout revu et corrigé depuis Louveciennes ! Avouons qu’il y avait là, en ce début des années 2000, quelque chose de surréaliste… Nos interlocuteurs américains avaient dû oublier que leur « vieux » prestataire était une boîte française ! Moi-même, je ne pouvais pas les rencontrer directement. Et quand un de nos gars se rendait dans une salle du Pentagone pour du réetro-coding sur une carte unique, bourrée de techno, et qui valait sans doute plusieurs millions de dollars, ce n’était pas seulement un niveau d’accréditation supérieur à celui d’Obama qu’il lui fallait, mais dénicher le bug potentiel avec un canon de fusil qu’un GI pointait en permanence sur lui, au cas où subitement il serait devenu fou, jusqu’à vouloir détruire la carte… Mais j’arrête là. Des histoires comme ça, dans la Tech, je pourrais en raconter dix mille ! »


Il n’y a jamais d’épiphanie pour un entrepreneur


Et donc, la suite ? Pierre Cesarini est sans égard pour la rêverie : « Pour l’heure, valorisation de Claranova. On n’est pas au bout. Mais les perspectives sont bonnes ». De fait, parti de rien en 2015, le groupe a réalisé un chiffre d’affaires de 409 M€ sur l’exercice 2019-2020, pour un résultat opérationnel de 17,4 M€, et surtout une croissance annuelle moyenne de 46% sur les trois dernières années. Cette trajectoire de croissance lui permet d’envisager un chiffre d’affaires de 700 M€ à l’horizon 2023, reposant notamment sur les bonnes performances d’Avanquest dans le secteur des logiciels propriétaires (PDF, sécurité informatique et photo), avec 90 M€ de CA en 2020. Quant à PlanetArt, sa position de leader dans l’e-commerce personnalisé se renforce avec une implantation dans une quinzaine de pays (314 M€ de CA en 2020), tandis que la plateforme myDevices se lance sur un marché encore balbutiant au plan mondial mais à fort potentiel, celui des objets connectés, Claranova ciblant prioritairement les secteurs de l’hôtellerie, du commerce, de la chimie, de l’agriculture en proposant par exemple des outils de contrôle de la chaîne du froid, ou de suivi des températures, de maintenance prédictive, etc.


« Toujours imaginer la prochaine étape »

Pour autant, insiste Pierre Cesarini, « aucune raison d’attendre que les résultats tombent, cela ne se passe jamais ainsi. Se fixer des objectifs n’est pas une fin en soi. Certes, c’est très bien de les atteindre, mais après ? L’ADN d’un entrepreneur, c’est d’être constamment dans l’action. Penser l’après. Même à l’ébauche. Car si je suis certain d’une chose, c’est qu’il n’y a pas d’épiphanie pour un dirigeant ! C’est ce que j’essaie d’inculquer à mes élèves de l’École des Mines de Paris Tech : pas de répit. Jamais. De la satisfaction de temps à autre, mais pas de répit, pas question. » Et de citer Steve Jobs, quand celui-ci remettait aux meilleurs de ses collaborateurs une pomme en or, enrichie à échéances régulières de cinq diamants, voire de dix, parfois de quinze, à chacun il disait : The journey is the reward. Pierre Cesarini abonde : « C’est la réalité. L’authentique récompense pour un manager n’est pas de savourer un succès, c’est déjà, au moment de la fête, d’imaginer l’étape prochaine. »


En début d’interview, on n’avait pas relevé le bout d’une phrase, et Pierre Cesarini avait prononcé la chose de manière anodine, quasiment sous le menton : il avait parlé d’agriculture, d’agrumes. À présent, il s’exprime un peu moins vite : « C’est une évidence, la Tech, c’est un art de l’éphémère. Et pourtant, moi, j’aime construire. Tenez, en ce moment, dans mes champs, je plante des arbres. »


Et l’on se dit que la Tech, ça n’est peut-être pas si loin qu’on croit de l’agriculture.

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